Parasite temporel

Bonsoir à toi,


C’est la peur au ventre que je transgresse l’obscurité de cette nuit pour rédiger cette missive. C’est probablement très idiot de ma part de croire que de t’écrire arrivera à y changer quoi que ce soit. Après tout, tu es la source de mon insomnie, l’origine de mes cauchemars, un fin manipulateur qui un jour propulsera tout ce à quoi je tiens dans un profond gouffre sans fond. Tu poursuivras inéluctablement ta route quoiqu’il advienne et cela peu importe qui se trouvera sur ton chemin. Au commencement, plus jeune, je m’amusais à te voir hisser nos vies vers l’avant. Nous étions de naïfs enfants qui dessinaient ces souvenirs friables, mais loin de se douter que ce serait ce qui hanterait leur esprit une fois à l’âge adulte. Je me suis perdu dans ta cadence effrénée sans réellement prendre la peine de savourer chacun de ces moments, courbant l’échine face à cette frugalité. En te poursuivant, j’ai empilé ces histoires lumineuses et chaleureuses les coinçant entre celles plus sombres et ternes, devenant avide collectionneur de mes mémoires. J’ignorais complètement que bien malgré moi je devenais l’organisateur d’un de ces festins démesuré pour la monstruosité de gloutonnerie que tu es.


Toi, le temps qui passe, tu es inébranlable et le sens du mot émotion t’est inconnu. Tu te délectes de ma mémoire en grignotant lentement les détails qui s’y rattachent. Pourtant, avant aujourd’hui, je ne t’en gardais nullement rancune, car chacun de nous a droit aux mêmes sévices de ta part. Je t’étais reconnaissant d’estomper certains épisodes douloureux de mon parcours m’évitant la possibilité de me surprendre à les ressasser pour m’automutiler. Même si cela m’agace au plus haut point, je t’aurais remercié d’avoir conservé une parcelle de celles que j’ai aimées et qui m’ont quitté en me donnant l’impression de pouvoir sentir à nouveau leur odeur imprégnée sur mes draps. Tu imposes un épais brouillard qui s’empare de ce dont on se rappelle dévorant nos souvenirs jusqu’à la moelle. Toi, le temps qui passe, tu n’es qu’un parasite.


Jusqu’à maintenant, tu n’étais qu’un contrariant relief obligatoire d’une vie qui s’écoule, le désagréable effet secondaire de grandir. Cependant, aujourd’hui, j’ai ressenti une telle haine à ton égard. J’ai téléphoné à ma grand-mère et, lorsque j’ai déposé le combiné, le sol s’est écroulé sous mes pieds. Notre conversation s’emmêlait dans un imbroglio cousu d’éléments oubliés. Chaque moment où elle s’arrêtait pour retrouver un fragment de ses souvenirs, pour dépoussiérer un mot enseveli sous la poussière que ton carnage mnésique a laissé, ma respiration ne pouvait soutenir ce déplaisant suspense. Sa mémoire s’effondre tranquillement et je n’y peux rien. Je suis complètement désarmé face à toi, mon irréductible adversaire. Sous ton flegme surnaturel, tu n’as pas remarqué que tu t’attaquais à celle qui est l’autrice des fondements de qui je suis. Je m’insurge contre ce châtiment que tu lui infliges, je me rebelle contre l’ordre naturel des choses. Même si je suis conscient de la chance que j’ai de pouvoir encore profiter des conseils bien gardés sous son crâne garni de cheveux blancs, la peur qu’elle oublie un jour mon nom m’horrifie, m’enferme dans une terreur sans nom.


Je t’en supplie, accepte mes païennes prières et sois clément avec elle.