Allumeurs de réverbères

Là, debout devant une vingtaine de paires d’yeux remplis d’une enfantine curiosité, je tente, parfois bien maladroitement, de tenir la torche du savoir entre mes doigts sans me consumer. Contrairement à l’image que l’esprit des gamins enregistre et qui semble-t-il persiste à l’âge adulte, je suis humain. Nous, artisans et artisanes de l’éducation, nous ne sommes pas des automates qui dorment paisiblement entre deux pupitres. Nous vivons en-dehors de nos écoles en décrépitude où nous agissons à titre de faiseurs de miracle. Plusieurs prennent soin de la marmaille d'autruis pour en fin de journée entamer leur deuxième quart de travail en chérissant leurs propres enfants. Cernés à profusion, perdus sous les piles de correction et trop souvent à bout de souffle, les enseignants tentent de garder ces petits réverbères allumés. Réverbères dont la flamme naissante doit jour après jour être nourrie pour conserver sa lumière. Parfois, une toute petite étincelle bien entretenue est à l’origine des plus grands brasiers. C’est avec verve et passion que nous partageons notre savoir et tentons de guider le souffle de motivation de ces futurs citoyens, ces tisonniers de l’avenir. Fatigués, on pourrait nous définir comme les ectoplasmes de l’éducation, des cadavres au bout du rouleau qui malgré tout tiennent l’école à bout de bras. Je suis là devant ces visages placides, attentifs, parfois blasés ou d’autres fois éteints, à tenter d’embraser ces escarbilles passant au fond de leur regard. Ce sont les petites pépites de réussites qui m'accrochent à ce métier fantomal et transparent pour ceux qui ne savent pas, ceux qui ne connaissent pas. Leurs sourires qui crient « J’ai enfin compris ! », ces câlins qui semblent vouloir nous retenir à jamais, nos peines personnelles résorbées par leur joie de vivre. Entre mes mains, je tiens ces obsidiennes brûlantes d’être forgées, mais si fragiles à la fois. Il suffirait d’un faux mouvement pour que la chaleur de leur motivation s’asphyxie et que tel le verre leur lendemain fende en éclats sur le sol. Malgré toutes ces petites anicroches, je ne m’y arrête pas, car j’ai cessé de voir ce qu’ils sont : de petits êtres trop souvent brisés, parfois mal aimés ou simplement des enfants… J’arrive maintenant à voir ce qu’ils deviendront : leur potentiel infini, leur possibilité d’éclairer les zones ténébreuses de notre avenir incertain. Ils m’enragent, pourtant je leur porte un amour éternel. Ils me découragent parfois alors qu’ils justifient chacun de mes efforts soutenus. Ils me décrivent comme sévère, mai c’est là la marque prouvant que je tiens à eux. Ils arrivent à me faire perdre patience tandis qu’ils sont à l’origine de mes sourires les plus sincères. Si seulement ils savaient que parfois je m’étiole, embourbé dans cette boue de planification et émoussant trop souvent le mince fil de mon précieux sommeil, à leur concevoir les meilleures leçons possibles. Si seulement ils pouvaient comprendre que plus souvent qu’autrement, je ne suis pas fâché après eux, mais contre ce système qui les a abandonnés. Par trop de reprises, j’ai pleuré à la vue des lambeaux de vie décrépite de mes élèves. Leur innocence, mon impuissance, notre alliance tacite. Chaque enseignant est un allumeur de réverbères. L’importance de ces métiers s’est estompée des mémoires malgré l'indubitable nécessité de leur existence. Nous courons afin de nous assurer que la lumière des générations à venir s’allume à temps.