Funambule masqué

Le rideau s’échoue sur temps de travail et l’atmosphère est toujours aussi grisante que lors de cette représentation jumelant le réel à une fiction profondément encrée dans les mots. Une histoire, une épopée, qui parmi des décors tentant de nous faire accroire qu’ils sont vraiment ce qu’ils représentent, voit le jour par le biais de charmants textes où s’alignent les voyelles et les consonnes qui, elles-mêmes, prennent vie par-delà la présence d’une voix, voix portante, celle d’un comédien. Sous les aspects de réalité que donnent les teintes de luminosité épileptiques alliées aux sonorités emballantes et puissantes, des hommes et des femmes vivent au travers de ce médium artistique des vies débordantes de conflictualité et de théâtralité. Un tourbillon d’énergie survoltant les émotions humaines si fragiles et conductibles qui nous habitent, et, une fois réveillées, on éclot passant de chrysanthème à chrysalide pour finalement donner naissance à une autre personne; à un personnage qui déchire le papier pour palper notre réalité, notre monde. Il foule le sol qui transcende nos sensations, on ressent ce qu’il ressent, nos pensées s’imbriquent aux siennes, ses envies nous poussent contre celui-ci; nous ne faisons qu’un avec lui, nous devenons le personnage. Impression soudaine d’une bipolarité excentrique qui nous pousse à aimer cette passion; un amour rougeoyant, comme le fer d’une forge marchant à plein régime. Le théâtre nous susurre de grands noms ayant marqué son histoire; William Shakespeare, parlant au crâne des morts. Molière, gravant le nom de Sganarelle parmi les classiques. Jean-Paul Sartre, criant que « L’enfer; c’est les autres ! ». Samuel Beckett, qui nous impose une irascible et longue attente de Godot,… La liste des grands se défile et de plus en plus petite devient la lueur d’espérance d’en faire partie. Cette belle passion aveuglante se change en triste plaisir angoissant et incertain, l’avenir ne tient qu’à un fil. Sous le masque qui épouse les contours de notre visage telle une deuxième peau, nous essayons de paraître confiant alors que la confiance n’est que du sable fin qui s’écoule entre nos doigts; elle nous échappe et fuit notre volonté. Comédiens à en devenir, tous partageant une même aventure, nous en savons les dédales plus hasardeux, plus sombres, plus douloureux… Nous sommes tous à l’image de ses funambules qui se perchent sur de hauts fils de fer sans savoir si l’équilibre leur manquera et quand cela leur sera fatal. La subjectivité nous attaque, elle n’a aucune pitié nous imposant aux regards de la critique, nous morcelant, nous dilapidant et nous détruisant; elle nous tient à la gorge dans son poing serré, car c’est elle qui décide d’un coup de stylo crachant des mots souvent trop abjects de ce que l’on vaut. Nous avançons aveugles et incompris sur un long fil qui peut-être ne terminera jamais; un supplice aux doux goûts de satisfaction, mais qui nous demande une partie de nous-mêmes, une implication totale. Préjugés, souvent, d’une simplicité trop vite et couramment prononcée, alors qu’ils ne savent rien; ils ne connaissent pas la rigueur et l’acharnement avec lesquelles on doit se familiariser pour arriver à un résultat qui peut paraître bien simpliste à atteindre alors qu’au contraire nous nous acharnons, flagellant notre âme et notre corps à coups d’effort, à faire en sorte que cela paraisse ainsi pour atteindre la beauté de cet art. Vérité, ligne continue du personnage, contre-point, émotions, créativité, imagination, rythme, justesse, diction, sous-texte, caractérisation, projection, esthétisme; quelques notions faisant parties d’un tout qui nous hante et ne nous laisse guère tranquille lorsque nous sommes sur scène « seul » à faire face à tous ces yeux attentifs qui épient nos gestes, jugent nos émotions et critiquent ce que nous sommes. Il est si facile de buter sur une malchance, de perdre notre équilibre et d’être entraîné dans une chute, car malgré que nous ressemblons à des funambules; jamais nous serons habitués à la stabilité précaire qui construit nos vies. Le théâtre blesse parfois même ses propres artisans qui doivent se battre pour y avoir leur place.